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Lundi 28 mars 1966

 

Fin mars, la hache tomba sur le centre Hughlings Jackson de recherches neurologiques.

Quand le conseil de surveillance se réunit dans la salle de conférence, à 10 heures précises, tous ses membres étaient là, à l’exception du professeur Robert Mordent Smith, qui avait quitté Marsh Manor deux semaines plus tôt mais ne sortait plus de sa cave. Roger Parson junior se pardonnait difficilement d’avoir aussi mal jugé le Prof.

— Mademoiselle Dupré, dit-il à Desdemona, vous êtes directrice administrative du centre, prenez donc un siège.

Puis il se tourna vers Tamara.

— Mademoiselle Vilich, vous sentez-vous assez bien pour transcrire le compte rendu de la réunion ?

La question était légitime, car Tamara ne ressemblait plus guère à la femme que les membres du conseil avaient connue. Toutes ses lumières intérieures semblaient s’être éteintes.

— Oui, monsieur Parson, répondit-elle d’une voix sans timbre.

Mawson Mclntosh savait déjà ce que Wilbur Dowling ne faisait que soupçonner, mais tous deux avaient la même expression ravie. Chubb allait hériter du Hug, c’était certain, et, avec lui, d’une somme énorme qui ne serait plus consacrée à la recherche neurologique.

Lunettes perchées sur le nez, Roger Parson entreprit de lire à voix haute le document juridique rendant nul et non avenu le testament de son oncle, s’agissant du fonds en fidéicommis qui finançait le Hug. Il lui fallut près de trois quarts d’heure pour venir à bout d’un texte plus desséché que les sables du Sahara, mais tous ceux qui durent endurer l’épreuve gardèrent un air plein d’intérêt, exception faite de Richard Spaight, à qui incomberaient les aspects techniques les plus fastidieux de l’affaire. Il fit pivoter son fauteuil pour se placer face à la vitre et observa deux remorqueurs conduisant un tanker à son mouillage, situé dans le nouveau complexe pétrolier, tout au bout de Oak Street.

— Bien sûr, conclut Parson au terme de son exposé, nous pourrions simplement intégrer les cent cinquante millions de dollars du fonds et les intérêts composés au capital de notre compagnie, mais cela n’aurait pas été la volonté de feu William Parson, nous en sommes certains.

Tu parles, songea M.M., c’est très précisément ce que vous vouliez faire ! Mais je vous ai prévenus que la fac vous traînerait en justice !

Ils ne pourraient guère récupérer que les intérêts composés, ce qui n’était déjà pas si mal.

— Nous proposons par conséquent que la moitié du capital soit affectée à la Chubb University, pour continuer à financer le Hughlings Jackson Center sous la forme qu’il sera amené à prendre, quelle qu’elle soit. Le bâtiment et le terrain qui l’entoure seront cédés à l’université. L’autre moitié du capital lui sera également affectée, en vue de financer tout bâtiment d’importance dont le conseil de l’université jugera la création nécessaire, du moment qu’il porte le nom de William Parson.

Le visage de Dowling trahit une avidité repue, celui de M.M. demeura impassible. Dowling comptait transformer le Hug en centre de recherche consacré aux psychoses organiques. Il avait tenté de convaincre Claire Ponsonby de lui faire don du cerveau de feu son frère, mais s’était vu opposer un refus poli. Quel dommage ! Car c’était vraiment celui d’un psychotique ! Bien entendu, il ne s’attendait pas à y trouver de grosses anomalies, mais peut-être y aurait-il une atrophie localisée dans le cortex préfrontal, ou une bizarrerie dans le corps strié...

Les pensées de M.M. tournaient autour des futurs bâtiments qui porteraient le nom de William Parson. L’un d’eux devrait être un musée, même s’il demeurerait vide jusqu’à ce que le dernier des Parson meure. Il pria pour que ce soit le plus tôt possible.

— Mademoiselle Dupré, dit Roger Parson junior, il vous reviendra de transmettre cette lettre officielle à tous les membres du Hughlings Jackson Center, chercheurs et membres du personnel. Le centre sera fermé le 29 avril. Le doyen de la faculté de médecine disposera à son gré du matériel et du mobilier, à l’exception toutefois de certains éléments qui seront offerts au laboratoire de l’examinateur médical du comté, en témoignage de notre gratitude pour le travail de la police, comme le nouveau microscope électronique. J’ai en effet discuté avec le gouverneur qui m’a dit à quel point la médecine légale, pourtant si importante, manquait de fonds.

Non, non, non, hurla Dowling intérieurement, ce microscope est à moi !

— Le président Mclntosh m’a assuré, poursuivit Parson, que tous les membres du Hug qui souhaitent y rester le pourront. Toutefois, je signale que leurs salaires seront réajustés conformément aux normes financières de la faculté de médecine. Les chercheurs seront placés sous la direction du professeur Frank Watson. Pour les autres, mademoiselle Dupré, je vous charge de définir des indemnités de licenciement représentant un an de salaire, plus toutes les sommes afférentes aux retraites.

Parson s’éclaircit la gorge, remit ses lunettes en place, puis reprit :

— Il y a deux exceptions à ces règles. La première concerne le professeur Robert Mordent Smith qui, hélas, n’est pas en état de reprendre une pratique médicale, quelle qu’elle soit. Il a dirigé le Hug pendant seize ans, aux cours desquels sa contribution a été absolument essentielle. Nous avons donc décidé qu’il avait droit à une compensation définie ci-après.

Il jeta une autre feuille de papier vers Desdemona.

— La seconde exception, c’est vous, mademoiselle Dupré. Le centre n’aura plus de direction administrative, et d’après ce que me dit le président Mclntosh, il est impossible de vous trouver une position équivalente au sein de l’université. Nous avons donc convenu que votre indemnité de licenciement comprendrait tout ce qui est listé ici.

Desdemona parcourut rapidement la troisième feuille de papier que l’homme lui lança : deux ans de salaire, retraite... Si elle cessait de travailler et se mariait, elle aurait de quoi voir venir.

— Vilich, dit-elle à Tamara, préparez-nous le café, voulez-vous ?

— Dowling aura bousillé le Hug d’ici deux ans, dit-elle à Carmine ce soir-là. Il est trop psychiatre et trop peu neurologue pour savoir tirer parti d’une unité de recherche bien gérée. Dis à Patrick de ne pas hésiter sur l’équipement, qu’il s’en empare pendant que les circonstances sont favorables.

— Il te sera éternellement reconnaissant.

— Pas de quoi. Je n’y suis vraiment pour rien. En tout cas, ta future épouse n’est pas dépourvue de dot. Elle devrait même nous permettre d’acheter une maison. J’adore ton appartement, mais c’est un peu petit pour élever une famille.

Carmine lui prit les mains.

— Surtout, garde ton argent. Comme ça, si tu changes d’avis, tu auras de quoi retourner à Londres. J’ai quelques réserves, moi aussi.

— Comme tu veux. Tu sais, quand il a lu la circulaire de Roger Parson, Addison Forbes a explosé. Il préférerait mourir de syphilis tertiaire plutôt que se retrouver sous la direction de Frank Watson. Du coup, il a annoncé qu’il allait travailler avec Nur Chandra, à Flarvard, mais on ne manque pas de neurologues cliniciens, là-bas, j’espère pour lui que ce n’est pas un effet d’annonce. Quoi qu’il en soit, j’avoue beaucoup aimer la maison des Forbes. S’ils s’en vont, je serais ravie de l’acheter. Tu crois que nous aurions assez d’argent ? Cet appartement est à toi, ou tu le loues ?

— Il est à moi. Puisque tu l’aimes tant, si la maison des Forbes se libère, nous devrions pouvoir nous porter acquéreurs. Elle est au bord de l’océan et dans le quartier de ma famille. Mais cela impliquerait de vivre à proximité de ma mère et ma tante. J’espère que tu vas les aimer...

— Je suis un peu timide, en fait, avoua-t-elle, c’est pour ça que j’ai l’air plutôt snob. Mais je crois que je pourrai aimer ta famille sans peine, Carmine. Et si ta fille Sophia voulait venir ici, ce serait un endroit parfait pour elle, avec le lycée et le Chubb à proximité. D’après ce que tu m’as dit, elle a besoin d’un véritable foyer.

— Je ne te mérite pas, dit Carmine, profondément ému.

— Allons, allons, les gens ont toujours ce qu’ils méritent.